L’Argent du voyage (Alexandrine-Sophie DE BAWR)

Sous-titre : l’oncle inconnu

Comédie en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Odéon, le 1er mai 1809.

 

Personnages

 

MONSIEUR DERMOND, sous le nom de Monsieur Renaud

DERVILLE, neveu de Monsieur Dermond

VOLNIS, ami de Derville

FLORANGE, ami de Derville

LAFLEUR, valet de Derville

MADEMOISELLE DERMONT, sœur de Monsieur Dermond

ROSALIE, fille de Monsieur Dermond

 

La scène est à Paris.

 

Le théâtre représente une salle commune aux appartements de Monsieur Dermond et de Derville.

 

 

Scène première

 

MONSIEUR DERMOND, MADEMOISELLE DERMOND, sortant de l’appartement de M. Dermond

 

MADEMOISELLE DERMOND.

Vous sortez, mon frère ?

MONSIEUR DERMOND.

Non, je vais voir...

MADEMOISELLE DERMOND.

Vous allez espionner votre neveu, comme s’il vous restait à apprendre encore quelque chose sur son compte.

MONSIEUR DERMOND.

Allons nous encore disputer ?

MADEMOISELLE DERMOND.

Sans doute, je suis lasse de jouer la comédie, et vous conviendrez avec moi que votre conduite est le comble de l’extravagance.

MONSIEUR DERMOND.

Pourquoi donc s’il vous plaît ?

MADEMOISELLE DERMOND.

Comment, à votre âge, lorsque vous pouvez vivre tranquille dans vos terres au milieu de vos amis, vous quittez tout, et comme un jeune étourdi, vous venez louer une maison à Paris et y vivre depuis quatre mois sous un nom supposé ; vous me faites consentir à vous suivre avec votre fille et je passe ici pour sa mère, moi qui n’ai jamais été mariée ! En vérité mon frère pour un homme de cinquante-cinq ans...

MONSIEUR DERMOND.

Ma chère sœur, vous êtes mon aînée.

MADEMOISELLE DERMOND.

Il ne s’agit pas de cela ; que répondez-vous à ce que je viens de dire.

MONSIEUR DERMOND.

Je répondrai...

MADEMOISELLE DERMOND, vivement.

Que vous avez toujours été un original, que votre vie entière s’est passée à faire des choses extraordinaires qui ne vous ont jamais réussi.

MONSIEUR DERMOND.

Je n’aurais pas dit un mot de tout cela.

MADEMOISELLE DERMOND.

Eh bien parlez, parlez.

MONSIEUR DERMOND.

Vous vous tairez donc ?

MADEMOISELLE DERMOND.

Oui ; mais je parlerai après.

MONSIEUR DERMOND.

Eh qui diable pourrait vous en empêcher ! aussitôt que notre pauvre frère fut mort en Amérique, sachant qu’il y laissait un fils sans fortune, je résolus de faire venir ce jeune homme et de l’unir à ma fille, cela vous le savez.

MADEMOISELLE DERMOND.

C’était donc inutile à dire. 

MONSIEUR DERMOND.

Non. Vous voulez que je justifie ma conduite, il faut donc bien vous rappeler les motifs...

MADEMOISELLE DERMOND.

Eh ! mon frère, nous n’aurons pas fini ce soir !

MONSIEUR DERMOND.

Pardonnez-moi ; je résolus donc d’unir Derville à Rosalie ; mais je voulais avant tout connaître le caractère de mon neveu, c’est pourquoi je l’ai engagé dans mes lettres, à venir passer quelque temps à Paris et à se loger dans cette maison. Comme il ne m’a jamais vu il m’a été facile d’y paraître à ses yeux sous le nom de M. Renaud son propriétaire et d’observer ainsi sa conduite et sa manière d’être.

MADEMOISELLE DERMOND.

Mais vous pouviez sans nous...

MONSIEUR DERMOND.

Si je vous ai amenée avec Rosalie, sous les noms de Mme et M. Dupré, c’est qu’il m’importait beaucoup de savoir si Derville sans connaître Rosalie pour l’épouse qu’on lui destine prendrait pour elle des sentiments...

MADEMOISELLE DERMOND.

Oui, vous espériez qu’il en deviendrait épris et qu’il renoncerait pour M. Dupré, à toutes les femmes de Paris.

MONSIEUR DERMOND.

Eh bien m’étais-je trompé ? lorsque je le présentai chez vous il y a trois mois à titre de voisin, ne fut-il pas frappé des grâces et de la beauté de notre chère enfant, ne vous a-t-il pas fait vingt visites ?

MADEMOISELLE DERMOMD.

Il est vrai.

MONSIEUR DERMOND.

Rosalie m’a confié qu’il lui avait avoué sa tendresse ?

MADEMOISELLE DERMOND.

Oui, mais depuis ce temps à peine l’avons-nous vu deux fois et vous n’ignorez pas...

 

 

Scène II

 

MONSIEUR DERMOND, MADEMOISELLE DERMOND, ROSALIE

 

MADEMOISELLE DERMOND.

Eh bien, mademoiselle, qui vous demande ici ? venez vous écouter ce que l’on dit ?

ROSALIE.

Non ma tante.

MONSIEUR DERMOND.

Approche mon enfant, nous parlions de ton cousin.

ROSALIE, soupirant.

Ah mon père !...

MADEMOISELLE DERMOND.

Pourquoi soupirez-vous s’il vous plaît ?

ROSALIE.

Puis-je voir sans chagrin mon père affligé de la conduite de son neveu ? Derville, perdre tous les jours dans votre esprit ? ce jeune homme enfin est mon cousin.

MADEMOISELLE DERMOND.

Vous vous intéressez beaucoup trop à lui, mademoiselle, qu’il se perde ou non, que vous importe ?

ROSALIE.

Ah ! ma tante, vous l’aimiez aussi dans les premiers temps malgré son étourderie vous êtes convenue cent fois qu’il avait plusieurs bonnes qualités.

MADEMOISELLE DERMOND.

J’avoue qu’il m’avait séduit d’abord.

ROSALIE, timidement.

Il est si jeune...

MONSIEUR DERMOND.

En effet, Rosalie a raison, il faut pardonner quelques folies à son âge.

MADEMOISELLE DERMOND.

Quelques folies appelez-vous ainsi les fautes les plus graves ? Comment depuis deux mois vous feignez de lui écrire de Bretagne, pour l’appeler près de vous, sans qu’il pense à vous obéir ; il préfère passer sa vie avec tous les désœuvrés de Paris, gens sans mœurs, sans principes, aussi méprisables que ridicules.

ROSALIE.

Eh bien, ma chère tante, peut être devons-nous attribuer tous ses torts à cette espèce de société.

MADEMOISELLE DERMOND.

Cela se peut ; mais est-ce ma faute, si mon cher frère au lieu d’appeler son neveu près de lui et d’en faire un honnête habitant de la province, a imaginé de lui faire voir Paris, de lui donner beaucoup d’argent à y dépenser, et de l’exposer ainsi à tous les dangers ; n’ai-je pas toujours dit que cela tournerait mal ?

MONSIEUR DERMOND.

Ma chère sœur, chacun a sa manière de voir ; pour moi je ne fais aucun cas d’une sagesse à laquelle il a toujours manqué les moyens de faillir. Je craindrais plus pour la femme d’un de ces Catons que pour celle d’un étourdi revenu de ses erreurs.

MADEMOISELLE DERMOND.

Trouvez bon, cependant, que je n’attende pas à Paris, la réforme de votre neveu ; vous ferez pour votre compte tout ce qu’il vous plaira ; mais je suis décidée à partir dès demain, et j’espère que ma nièce me suivra.

MONSIEUR DERMOND.

Écoutez, je ne vous demande plus que huit jours ; je désire me trouver avec quelques uns des jeunes gens qu’il appelle ses amis ; je veux d’ailleurs savoir si une lettre faite pour touchers on cœur ne produira pas un bon effet.

MADEMOISELLE DERMOND.

Allons j’y consens ; mais les huit jours expirés, plus de délais.

MONSIEUR DERMOND.

Je vous le jure.

MADEMOISELLE DERMOND.

Me voilà donc encore Mme Dupré pour huit jours ! Mme Dupré que ce nom me déplaît ; en vérité mon frère vous me faites faire tout ce que vous voulez.

MONSIEUR DERMOND.

Je vous en remercie. Je crois entendre Lafleur ; ce valet est bavard, je ne suis pas fâché que le hasard me l’envoie.

MADEMOISELLE DERMOND.

Nous vous laissons avec lui, rentrons ma nièce.

Elles rentrent.

 

 

Scène III

 

MONSIEUR DERMOND, LAFLEUR qui entre par la porte de Derville, en baillant comme un homme qui s’éveille

 

LAFLEUR, baillant.

Je croyais que c’était monsieur... ah.

MONSIEUR DERMOND.

Ton maître est donc sorti ? Lafleur.

LAFLEUR.

C’est-à-dire qu’il n’est point rentré, voici la troisième nuit qu’il me fait passer... ah.

MONSIEUR DERMOND.

Mais n’as-tu pas quelqu’inquiétude ? ne lui serait-il rien arrivé ?

LAFLEUR.

Allons donc ; il est au bal, au jeu, que sais-je ? encore s’il se reposait le jour... Mais ce matin, par exemple, il a du monde à déjeuner, ensuite ils iront courir tout Paris ; ces messieurs se sont habitués à vivre sans dormir, ils n’engraissent pas moins tandis que moi je maigris, je maigris à faire peur.

MONSIEUR DERMOND.

Mais cela ne peut pas durer... sa santé...

LAFLEUR.

Ah ! je sais bien que cela ne peut pas durer longtemps, car nous n’avons plus le sol.

MONSIEUR DERMOND.

Comment ! je croyais qu’il avait reçu encore dernièrement de l’argent de M. Dermond, de son oncle.

LAFLEUR.

Certainement ; mais nous mangerions le diable ; mon maître n’est pas homme à se laisser effacer par qui que ce soit, voyez-vous, et pour l’élégance il n’y a personne, à Paris, en état de le lui disputer.

MONSIEUR DERMOND.

Cependant si sa fortune ne peut y suffire ?

LAFLEUR.

Nous avons un oncle qui est bien le meilleur enfant du monde ; et puis quand on mène un grand train, à Paris, on a du crédit.

MONSIEUR DERMOND.

Il ferait des dettes.

LAFLEUR.

Il serait peut-être le premier ; la plupart de nos messieurs ne brillent qu’aux dépens de leurs fournisseurs.

MONSIEUR DERMOND.

Mais ton Maître voit donc la plus mauvaise compagnie.

LAFLEUR.

Au contraire, nous ne voyons que des gens à voiture, nos amis sont les premiers élégants de Paris, un M. de Florange, par exemple, qui donne la mode des culottes longues, M. de Volnis, qui vient de faire prendre les habits courts. Je suis au fait de tout cela ; pendant la toilette j’écoute la conversation ; mais j’entends mon maître qui rentre.

MONSIEUR DERMOND.

Je passe chez moi.

À part.

Allons vite écrire ma lettre.

Il rentre.

 

 

Scène IV

 

LAFLEUR, DERVILLE

 

DERVILLE.

Il me semblait t’entendre parler avec quelqu’un ?

LAFLEUR.

Monsieur Renaud qui sort.

DERVILLE.

Quelle heure est-il ?

LAFLEUR.

Onze heures.

DERVILLE.

Est-ce que tu m’as attendu toute la nuit.

LAFLEUR.

Certainement, monsieur.

DERVILLE.

À l’avenir je veux que tu te couches, les bals se prolongent jusqu’au grand jour ; quelquefois on est au jeu et l’on ne peut quitter. Ce matin, par exemple, je n’aurais pas laissé le Creps si je n’attendais Florange et Volnis qui vont venir déjeuner, tu mettras la table ici ; M. Renaud me laisse cette salle à manger.

LAFLEUR.

Oui, monsieur.

DERVILLE, à Lafleur qui sortait.

Écoute donc Lafleur.

LAFLEUR, revenant.

Me voilà.

DERVILLE.

À propos de M. Renaud, ne te questionne-t-il pas sur mon compte ?

LAFLEUR.

Il sait bien que c’est inutile.

DERVILLE.

Fort bien ; c’est que mon oncle, qui dans ses lettres m’a engagé à me loger chez M. Renaud, le connait depuis fort longtemps, ils s’écrivent sans doute.

LAFLEUR.

Grâce au ciel je ne suis pas bavard, et je ne conterais pas plus vos affaires à M. Renaud qu’à votre oncle lui même.

DERVILLE.

Il a l’air d’un assez bon homme.

LAFLEUR.

Du meilleur homme du monde.

DERVILLE.

Un peu bourgeois, et ces gens-là s’effrayent de tout.

LAFLEUR.

Voici ces messieurs.

DERVILLE.

C’est bon, fais apporter le déjeuner.

Lafleur sort par la porte du milieu.

 

 

Scène V

 

DERVILLE, VOLNIS, FLORANGE

 

FLORANGE.

Nous arrivons peut-être un peu tard, ce n’est pas ma faute ; j’étais à dix heures chez Volnis, mais il prenait sa leçon de danse.

DERVILLE.

Ma foi il ne perd pas son temps, il a dansé cette nuit comme un ange.

VOLNIS.

J’ai produit quelqu’effet, n’est-ce pas ?

FLORANGE.

Dormilly était furieux.

VOLNIS.

Je l’ai toujours dit que je le surpasserais un jour ; il ne travaille pas assez ; quand on veut aller loin dans cet art-là, il faut s’y consacrer tout entier.

FLORANGE.

Mais Derville, nous te devons aussi un compliment.

DERVILLE.

Lequel ?

FLORANGE.

Madame de Limeuil est folle de toi, elle ne s’est jamais affichée à ce point-là pour personne.

DERVILLE, avec indifférence.

Elle était assez jolie.

FLORANGE.

Jolie comme les amours ; elle est toujours mise à merveille, et puis une grande fortune, une bonne maison ; c’est une femme que l’on peut avouer enfin.

DERVILLE.

C’est dommage qu’elle n’ait pas d’esprit.

FLORANGE.

Bah ! qu’est-ce que cela fait, est-ce qu’on cause avec une femme ?

VOLNIS.

Du temps de nos pères, quand on était amoureux, à la bonne heure.

FLORANGE.

Sans remonter si haut, lorsque je suis entré dans le monde c’était encore ennuyeux à périr ; on rendait des soins, on faisait la cour, cela durait quelquefois trois mois ; heureusement nous avons réformé ces abus, et depuis qu’il est devenu ridicule de faire la cour aux femmes...

VOLNIS.

Il n’y a plus que les provinciaux qui s’en mêlent.

FLORANGE.

Il est dans le vrai.

DERVILLE.

Eh bien ! je pensais sérieusement à rompre avec madame de Limeuil ; elle m’ennuie.

FLORANGE.

Vois-la le moins possible.

DERVILLE.

Mais elle m’accable de lettres.

FLORANGE.

Ne les lis pas, à présent que l’on ne répond presque jamais on n’est pas obligé de lire ; songe donc qu’elle va donner des bals charmants.

VOLNIS.

Ah je t’en prie ! ne la quitte pas avant l’été.

DERVILLE.

Allons, je patienterai.

 

 

Scène VI

 

DERVILLE, VOLNIS, FLORANGE, LAFLEUR, apportant le déjeuner

 

DERVILLE.

Voulons-nous manger quelque chose ?

VOLNIS.

Ma foi oui, la danse m’a donné appétit. À propos Florange comment as-tu trouvé mon petit chassé ?

FLORANGE.

Celui que tu as fait à la dernière contre-danse ?

VOLNIS.

Oui.

FLORANGE.

Charmant.

VOLNIS.

Il est de moi.

FLORANGE, à Derville.

Il a un vrai talent, ma parole d’honneur.

 

 

Scène VII

 

DERVILLE, FLORANGE, VOLNIS, MONSIEUR DERMOND

 

DERVILLE, se levant.

Ah ! monsieur Renaud !

VOLNIS, bas à Florange.

Qu’est-ce que c’est que ça, monsieur Renaud ?

FLORANGE, de même.

Eh, d’où diable veux-tu que je connaisse une pareille figure ?

DERVILLE.

Monsieur Renaud, messieurs, propriétaire de cette maison.

VOLNIS et FLORANGE.

Charmé... Comblé...

MONSIEUR DERMOND.

Vous vous préparez à déjeuner bien tard.

DERVILLE.

Il y a sans doute longtemps que vous en avez fait de même, car vous vous levez de bonne heure.

MONSIEUR DERMOND.

Non, je n’ai encore rien pris.

DERVILLE.

Voulez-vous être des nôtres ?

MONSIEUR DERMOND.

Volontiers.

VOLNIS, bas à Florange.

Vois donc son petit collet... son petit collet.

FLORANGE.

Précieux !

Derville et Dermond s’asseyent.

DERVILLE.

Eh bien ! la pièce d’hier ?

FLORANGE.

Ah que c’est mauvais !

VOLNIS.

Détestable.

FLORANGE, à Volnis.

Étais-tu aux premiers actes.

VOLNIS.

Non.

FLORANGE.

Ni moi ; j’ai dîné si tard que je n’ai pu arriver qu’au cinquième, le dénouement est d’un plat...

DERVILLE.

Il ya de bonnes choses dans l’ouvrage, cependant.

VOLNIS.

Et voilà justement ce que je n’aime pas ; une pièce qui se traine, un demi succès, rien n’est plus ennuyeux ; j’aime bien mieux une bonne chute bien prononcée ; ce qui m’amuse, moi, ce sont les sifflets, les cris baissez la toile, à bas à bas, un tapage d’enfer, à la bonne heure, cela réveille.

FLORANGE.

À propos de sifflets, Valcour va donner un ouvrage.

DERVILLE.

Valcour ! ce jeune homme que j’ai vu chez toi ?

FLORANGE.

Précisément.

DERVILLE.

On dit qu’il n’est pas sans mérite.

VOLNIS.

Laisse donc ! il est d’une gaucherie qui n’a pas de nom, il ne sait pas seulement monter à cheval ; l’as-tu vu à cheval ?

DERVILLE.

Jamais.

FLORANGE.

Ah ! c’est curieux.

MONSIEUR DERMOND.

Il est je crois peu nécessaire de bien monter à cheval pour s’occuper de littérature.

FLORANGE.

Soit, mais il n’y a qu’un sot qui puisse s’occuper de littérature maintenant.

MONSIEUR DERMOND.

Comment cela, s’il vous plaît ?

FLORANGE.

Parce qu’il ne reste plus rien à faire dans ce genre ; nos grands poètes ont tout épuisé.

VOLNIS.

Florange a raison, cela était l’autre jour dans le journal.

FLORANGE.

Je vous dirai qu’hier la rouge a passé seize fois, j’ai manqué ma fortune.

VOLNIS.

Ne m’en parle pas, je ne joue plus depuis quatre jours.

FLORANGE.

Et je t’y ai encore trouvé avant-hier...

VOLNIS.

Il faut bien aller là, puisque tout le monde y est, mais je n’approche plus de la table du trente et un ; j’ai essuyé le coup le plus piquant, trois refaits de suite ; cela n’arrive qu’à moi.

FLORANGE.

Tu joueras avant ce soir.

VOLNIS.

Veux-tu que je me ruine.

FLORANGE, riant.

Je t’en défie, cela doit être déjà fait.

VOLNIS.

Bah ! tout s’arrange à Paris ; depuis que je suis ruiné j’ai toujours de l’argent, c’est avec de l’ordre qu’on est souvent sans le sol.

MONSIEUR DERMOND.

Cela paraît singulier.

VOLNIS.

C’est exact ; quand on n’a plus de fortune on joue, on gagne, on emprunte, on dépense sans compter, enfin on n’y regarde pas de si près ; par exemple, Derville, prends-y garde, quand ton vieil oncle aura la complaisance de mourir, si tu veux mettre de l’ordre dans tes affaires, tu es un homme perdu.

DERVILLE, embarrassé.

Mais, mon oncle est encore jeune et d’ailleurs...

VOLNIS.

On sait bien que les oncles le sont toujours ; ces gens-là ne finissent jamais.

Ils se lèvent tous.

FLORANGE.

Allons, jusqu’à présent, il faut en convenir on n’a pas à se plaindre de ce bon homme, laisser son neveu à Paris, fournir à sa dépense, tout cela est assez bien.

DERVILLE.

Il faudra cependant que je parte incessamment.

MONSIEUR DERMOND.

Pourquoi donc ?

DERVILLE.

Les lettres de mon oncle deviennent pressantes, il veut que j’aille le joindre en Bretagne pour y vivre en famille.

FLORANGE.

En famille ! mais il veut donc que tu meures d’ennui ?

DERVILLE, à M. Dermond.

Vous le connaissez M. Renaud, quel homme est-ce ?

MONSIEUR DERMOND.

Mais il est d’un caractère assez gai.

FLORANGE.

De ces gaietés de province, communes, bourgeoises ?

MONSIEUR DERMOND.

Enfin de la gaieté qui fait qu’on s’amuse.

VOLNIS.

Il s’amuse en province ! parbleu il y a des gens qui ont du bonheur ! je n’y ai jamais passé que trois semaines dans ma vie, et j’ai cru que j’y périrais.

DERVILLE.

Mais la société qu’on voit doit être assommante.

MONSIEUR DERMOND.

Oui, depuis quelque temps.

DERVILLE.

Vous en recevez donc des nouvelles.

MONSIEUR DERMOND.

J’ai su par un de mes amis...

FLORANGE.

Je gagerais que sa maison est le rendez-vous de tous les sots des environs ?

MONSIEUR DERMOND.

Vous y êtes.

FLORANGE.

Ce sont les femmes surtout qui sont comiques, des tournures ! ah ! des tournures !

MONSIEUR DERMOND.

On dit Mlle Dermond assez jolie.

FLORANGE, à Derville.

Mlle Dermond ! tu n’es donc pas héritier ?

DERVILLE.

Je ne pourrais l’être qu’en épousant ma cousine.

FLORANGE.

Épouse, mon ami, épouse.

DERVILLE.

Je n’en ai pas envie.

FLORANGE.

Mais songe donc aux conséquences de cela, tu serais ruine.

DERVILLE.

Mon oncle est trop bon pour m’abandonner jamais.

FLORANGE.

Tu n’as pas le sens commun ; en épousant ta cousine tu acquiers une fortune et la liberté ; c’est sans doute quelque petite sotte bien gauche, cela n’a jamais rien vu, tu feras d’elle tout ce que tu voudras ; aussitôt après le mariage tu la laisses en Bretagne pour tenir compagnie au beau père ; il te saura gré de cette complaisance, et tandis qu’elle fera le piquet du papa tu vivras à Paris au sein de l’abondance et des plaisirs.

DERVILLE.

Tu en parles bien à ton aise, te marierais-tu toi ?

FLORANGE.

Certainement ! si je trouvais une dot qui me convint ; et pour t’engager à suivre mon conseil, je te promets d’aller passer chez le bon homme les quinze jours de noces. Voilà comme je suis pour mes amis, moi ; viens aussi Volnis, qu’est-ce que cela nous fait, ces originaux-là nous amuseront.

VOLNIS.

Sans doute, nous nous moquerons d’eux.

FLORANGE.

Nous critiquerons tout, nous mettrons la ville sans dessus dessous, allons voilà qui est arrêté... mais tandis que je m’amuse ici, le temps passe, Volnis nous avons à courir ; que fais-tu ce soir, Derville ?

DERVILLE.

Je n’en sais rien encore, j’ai dix engagements ; mais nous nous reverrons.

FLORANGE.

Oui, je passerai ici dans mes courses, ou nous nous trouverons au jeu.

DERVILLE.

Soit.

VOLNIS.

Monsieur Renaud, charmé de vous connaître.

FLORANGE.

Au revoir messieurs.

 

 

Scène VIII

 

MONSIEUR DERMOND, DERVILLE

 

MONSIEUR DERMOND.

Ces messieurs paraissent fort occupés ?

DERVILLE.

Ce sont les deux jeunes gens de Paris, les plus courus.

MONSIEUR DERMOND.

Je le crois bien.

DERVILLE.

N’est-il pas vrai qu’ils sont aimables, un peut fous ; mais au fond ce sont les meilleurs gens du monde. Volnis surtout est bon ami.

MONSIEUR DERMOND.

Il vous l’a prouvé dans quelqu’occasion ?...

DERVILLE.

Non pas jusqu’à présent ; mais si le hasard faisait que j’eusse besoin de lui, j’y compterais comme sur moi même. Pardon si je vous laisse, monsieur Renaud, mais je suis obligé de sortir, et je n’ai même pas le temps de changer d’habit.

MONSIEUR DERMOND.

Ne vous gênez pas, je vous prie.

DERVILLE.

Vous permettez, je vous salue.

Il entre chez lui.

 

 

Scène IX

 

MONSIEUR DERMOND, seul

 

Je n’en puis douter, les gens qu’il voit le perdent ; en l’arrachant à cette société on le rendrait à mon amitié, à l’amour de ma fille ; car je ne puis m’abuser, ma Rosalie l’aime ; je surprends ses soupirs, ses yeux souvent mouillés de larmes ; elle rougit au nom de son cousin. Chère enfant ! aurais-je fait son malheur en voulant assurer sa félicité ? ma sœur a peut-être raison ; je ne devais pas lui faire connaître ce jeune homme avant de savoir s’il était digne d’elle... Mais tout n’est pas désespéré, essayons mon dernier moyen ; s’il résiste à la lettre que je viens de lui écrire, s’il joue ou dépense l’argent que je lui fais passer pour son voyage, c’en est fait, je l’abandonne et j’aime mieux consoler ma Rosalie d’un amour malheureux que de la voir pleurer sur son hymen. Je l’entends ; faisons lui parvenir ma lettre sur-le-champ.

Il rentre chez lui.

 

 

Scène X

 

DERVILLE, en bottes, un chapeau rond, LAFLEUR

 

DERVILLE.

Tu passeras chez le Sellier et tu fera raccommoder...

LAFLEUR.

Oui Monsieur.

DERVILLE.

Si le domestique de Mme de Limeuil venait apporter une lettre tu dirais que je ne rentrerai pas de la journée.

LAFLEUR.

Cela suffit.

DERVILLE.

Écoute donc, Lafleur, me fais tu écrire de temps en temps chez madame Dupré ?

LAFLEUR.

Rien n’est plus difficile, monsieur ; ces dames ne sortent jamais. Hier comme j’allais porter votre carte j’ai rencontré Mlle Dupré, qui m’a demandé de vos nouvelles.

DERVILLE.

Elle t’a demandé de mes nouvelles ?

LAFLEUR.

Oui d’un ton si doux, si doux... elle avait l’air un peu triste ; je crois qu’elle a été malade.

DERVILLE.

Malade ! Eh ! pourquoi ne me le dis-tu pas ? J’irai ce soir Mme Dupré est une bonne femme, Rosalie est charmante ; mais lorsqu’on est une fois lancé dans le grand monde on ne fait pas tout ce qu’on veut. Eh bien, qu’est-ce ?...

 

 

Scène XI

 

DERVILLE, LAFLEUR, UN DOMESTIQUE

 

LE DOMESTIQUE.

Une lettre que l’on vient d’apporter pour monsieur.

DERVILLE.

Donnez.

Le Domestique et Lafleur sortent.

 

 

Scène XII

 

DERVILLE, seul

 

Ah ! c’est de mon oncle ; encore des plaintes sur mes retards... Comment de l’argent ! fut-ce la copie d’un sermon cette lettre-là me plairait, lisons.

Il lit.

« Les jours se passent, mon cher Deville, et tu n’arrives pas, si tu savais à quel point il me tarde de serrer dans mes bras l’unique enfant d’un frère qui m’était si cher ! nous te désirons tous, nous t’aimerons comme nous avons aimé ce pauvre Philippe. »

D’un ton attendri.

Il aimait bien mon père.

Il lit.

« Chaque heure que tu perds en frivoles plaisirs nous la comptons tristement, et je ne ris plus depuis que je t’attends. »
L’excellent homme !
« Peut-être as-tu quelques dettes ; je joins à ma lettre pour cent louis de billets de Banque afin que rien ne puisse retarder ton départ. Viens, viens voir tes vrais amis.
Je t’embrasse. »
Allons, il faut partir : ce brave homme, sa lettre m’attendrit ; il faut partir demain... Mais n’est-ce pas demain que Florange doit me conduire chez l’Ambassadeur ?... Eh bien je m’excuserai, Florange entendras mes raisons, il doit être maintenant au jeu, je vais le trouver. Lafleur.

 

 

Scène XIII

 

DERVILLE, LAFLEUR

 

LAFLEUR.

Monsieur !

DERVILLE.

Serre cet argent... non, non, donne m’en la moitié.

LAFLEUR.

Si monsieur voulait donner quelques à comptes.

DERVILLE.

Je payerai tout, je payerai tout, sois tranquille...

Il prend la moitié des billets et sort.

 

 

Scène XIV

 

LAFLEUR, seul

 

Autant de perdu ; heureusement nous avons un bon oncle, un homme rare, qui semble deviner l’instant où nous manquons d’argent pour nous en envoyer. Mon maître a du bonheur, et moi pauvre diable, qui depuis le jour de ma naissance n’ai jamais manqué d’offrir à mes parents l’occasion de m’obliger, puisque je suis toujours sans le sol, moi qui ai quatre oncles au lieu d’un, j’attends encore quelque surprise agréable de leur part.

 

 

Scène XV

 

LAFLEUR, MONSIEUR DERMOND

 

MONSIEUR DERMOND.

Lafleur, puis-je maintenant parler à ton maître ?

LAFLEUR.

Il est déjà sorti.

MONSIEUR DERMOND.

Pour la journée ?

LAFLEUR.

Non. Il sort, il rentre. Dans ce moment il est au jeu, s’ïl perd il reviendra bientôt. C’est-ici tout près.

MONSIEUR DERMOND, à part.

Il est au jeu...

Haut.

Ton maître a là un vilain défaut.

LAFLEUR.

Point du tout, voilà ce qui me damne, c’est qu’il n’aime point le jeu.

MONSIEUR DERMOND.

Comment !

LAFLEUR.

Je lui entends dire tous les jours que le jeu l’ennuie, mais il veut faire comme tout le monde ; d’ailleurs notre dépense est énorme, il faut bien y fournir...

MONSIEUR DERMOND.

Il choisit un bon moyen !

LAFLEUR.

Jusqu’à présent, à la vérité, il n’a pas réussi, et le Trente et Un n’a été avantageux qu’à moi.

MONSIEUR DERMOND.

Tu joues donc aussi ?

LAFLEUR.

Non, mais quand par hasard mon maître gagne j’en profite, s’il perd je ne donne rien, tout est gain, comme vous voyez.

MONSIEUR DERMOND.

Oui, s’il ne joue pas tes gages.

LAFLEUR.

Ah ! je suis tranquille, nous avons un oncle qui est bien la meilleure pâte d’homme !...

MONSIEUR DERMOND, vivement.

Derville compte aller le trouver ?

LAFLEUR.

Je ne pense pas qu’il prenne ce parti tant que nous aurons des ressources ; mais enfin tout s’épuise.

MONSIEUR DERMOND, à part.

Ma lettre n’a produit aucun effet.

LAFLEUR.

J’entends la voix de mon maître, il gronde Champagne. Il a perdu. Je vous laisse ; quand il a de l’humeur il s’en prend à tout, il croirait peut être que je bavarde avec vous.

Il entre chez Derville.

 

 

Scène XVI

 

MONSIEUR DERMOND, DERVILLE

 

DERVILLE.

Lafleur, Lafleur !

Il entre chez lui sans voir M. Dermond.

 

 

Scène XVII

 

MONSIEUR DERMOND, seul

 

Oui, mon parti est pris, je suis las de voir mes bontés encourager ses torts. Cette lettre était ma dernière épreuve je lui aurais pardonné sa mauvaise tête ; mais les fautes du cœur, ne se pardonnent pas ; il revient sachons s’il a tout perdu.

 

 

Scène XVIII

 

MONSIEUR DERMOND, DERVILLE

 

MONSIEUR DERMOND.

M. Derville voulez-vous me permettre de vous dire un mot ?

DERVILLE.

Certainement M. Renaud ; mais je suis fort pressé.

MONSIEUR DERMOND.

Je ne vous arrête qu’un instant ; je suis même honteux de la demande que je vais vous faire ; mais je me trouve très gêné, et les dix louis que vous restez me devoir pour votre appartement me feraient le plus grand plaisir.

DERVILLE.

Mon cher monsieur Renaud, je suis désespéré, mais dans ce moment je me trouve sans argent.

MONSIEUR DERMOND.

Absolument ?

FLORANGE.

Absolument... Ce soir ou demain matin.

MONSIEUR DERVILLE.

Ce soir, il ne sera plus temps.

MONSIEUR DERVILLE.

Comment cela ?

DERMOND.

Il s’agit d’une lettre de change, si dans deux heures elle n’est pas payée cela me fait le plus grand tort.

DERVILLE.

Mais dix louis sont si peu de chose, vous devez être riche ?

MONSIEUR DERMOND.

Cette maison est toute ma fortune personne ne paye et j’ai beaucoup de charges.

DERVILLE.

Pourquoi ne m’avez-vous pas parlez plutôt, maintenant...

À part.

je n’ai plus que cinquante louis pour tenter fortune.

MONSIEUR DERMOND.

J’espérais trouver autre part, tout me manque, dix louis sont peu de chose à la vérité, mais si tout ceux qui me doivent...

DERVIILE.

Je suis réellement fâché... Tâchez d’attendre jusqu’à ce soir, mon cher monsieur Renaud.

Il fait quelques pas pour sortir.

MONSIEUR DERMOND, à part.

Il a tout perdu.

DERVILLE, à part.

Il a l’air bien affecté.

Haut se rapprochant.

Monsieur Renaud, vous n’avez donc pas quelqu’ami qui puisse...

MONSIEUR DERMOND.

Vous ne connaissez pas les amis du jour. Tel homme, qui dépensera cent louis en folies ou les mettra sur une carte n’en prêtera pas un pour rendre service.

DERVILLE.

Comment ferez vous donc.

MONSIEUR DERMOND.

Je ne sais.

DERVILLE.

Mais dix louis ne vous tireraient pas de l’embarras où vous êtes.

MONSIEUR DERMOND.

La lettre-de-change n’étant que de douze cents francs ; dix louis d’un côté, dix louis d’un autre...

DERVILLE, vivement.

La lettre-de-change n’est que de douze cents francs ?

MONSIEUR DERMOND.

C’est beaucoup, puisque cette somme de plus ou de moins peut tout pour mon crédit et le bonheur de ma famille.

DERVILLE.

Elle n’est que de cinquante louis ; les voici.

MONSIEUR DERMOND, les prenant.

Comment ! les cinquante louis ?

DERVILLE.

Oui, j’avais de l’argent, je vous trompais, mais ne me refusez pas ; allez payer tout de suite, tout de suite.

MONSIEUR DERMOND, avec joie.

Est-il possible !

DERVILLE.

Point de remerciement ; si vous saviez combien de fois j’ai dépensé davantage avec moins de plaisir.

MONSIEUR DERMOND, lui prenant la main avec attendrissement.

Je vous les rendrai, je vous les rendrai ; oui soyez-en certain, ces cinquante louis ne sont pas perdus pour vous... Je vous les rendrai.

Il sort.

 

 

Scène XIX

 

DERVILLE, seul

 

Ah ! je suis bien tranquille, ce pauvre monsieur Renaud. Je suis charmé d’avoir pu lui rendre service, et je n’ai jamais été plus content que dans ce moment... Oui, c’est fort bien, mais je n’ai plus le sol, je n’ai pas pensé à cela moi, comment pourrai-je partir demain ; je ne me sens pas le goût de faire la route à pied ; ces cinquante louis suffisaient... Je commence à croire que j’ai eu tort ! et j’allais les jouer ! Allons supposons que je les ai perdus, j’ai du plaisir de plus, d’ailleurs je ne suis pas embarrassé ; j’emprunterai à Volnis de quoi faire mon voyage, et une fois chez mon oncle. Quelqu’un vient, c’est peut-être Volnis ; précisément.

 

 

Scène XX

 

DERVILLE, VOLNIS

 

VOLNIS.

Eh bien ! nous avions oublié que c’est pour ce soir le bal de Mme Dester, je viens de m’en assurer, je suis passé au jeu tu venais d’en sortir, j’ai joué, j’ai gagné.

DERVILLE.

Je n’y suis resté qu’un moment ; je ne suis pas aussi heureux que toi, en deux coups j’ai perdu cinquante louis.

VOLNIS.

C’est un jeu horrible ; mais cela ne t’empêcheras pas de danser ce soir. Mme de Limeuil compte sur toi pour la première Valse ; je viens de la voir.

DERVILLE.

Je ne sais si j’irai à ce bal.

VOLNIS.

Quelle folie, tout Paris y sera.

DERVILLE.

Je viens de recevoir une lettre de mon oncle, une lettre touchante.

VOLNIS.

Il l’envoie de l’argent.

DERVILLE.

Oui, mais il me conjure de partir sur-le-champ, et je ne puis différer davantage sans me perdre dans son esprit.

VOLNIS.

Eh bien ! il ne faut pas fâcher ce pauvre diable, je te conseille de partir.

DERVILLE.

C’était aussi mon dessein ; mais sur les cents louis que je viens de recevoir j’en ai perdu cinquante et j’ai disposé des autres.

VOLNIS.

D’après ce compte-là il ne doit pas le rester grand chose.

DERVILLE.

Rien du tout, et je te serai obligé de me prêter vingt-cinq louis jusqu’à mon arrivée chez mon oncle, je te les ferai parvenir.

VOLNIS.

Ma foi tu me prends dans un mauvais moment.

DERVILLE.

Comment, tu viens de gagner.

VOLNIS.

J’ai gagné à la vérité ; mais tu sais bien qu’il faut que j’achète un cheval de selle.

DERVILLE.

Il ne me faut que quatre jours pour me rendre chez mon oncle.

VOLNIS.

Pendant ce temps je puis manquer un bon marché ; par exemple, Versac est gêné, et peut-être vendrait-il sa jument ; tu sens combien il serait désagréable de laisser échapper...

DERVILLE, froidement.

Oui, n’en parlons plus.

VOLNIS.

J’espère que tu ne m’en veux pas ; dans toute autre circonstance j’aurais le plus grand plaisir à t’obliger.

DERVILLE, de même.

Je n’en doute pas.

VOLNIS.

À ta place, j’écrirais à mon oncle, à moins que tu ne préfères t’adresser à Melcourt.

DERVILLE.

Non.

VOLNIS.

Eh bien, tu as raison, Melcourt est riche, il t’aime ; mais à Paris, vois-tu, il faut le moins possible avouer que l’on est sans le sol, cela fait toujours du tort, cela change vos rapports avec bien du monde.

DERVILLE.

Je le crois...

VOLNIS.

Suis mon conseil, écris à ton oncle. Il est tard, j’ai encore mille choses à faire, je te quitte ; je suis vraiment désespéré de ne pouvoir te rendre service. Écris à ton oncle, écris à ton oncle.

Il sort.

 

 

Scène XXI

 

DERVILLE, seul

 

Eh quoi ! lorsque ma fortune, mon existence, dépendent de vingt-cinq louis, Volnis me les refuse, et cela pour acheter un cheval... lui avec qui j’aurais partagé ma bourse en tous temps ; ah ! ce trait m’ouvre les yeux ; et c’était pour de tels amis que je délaissais, que j’affligeais le meilleur des hommes. Oui mon oncle, j’irai près de vous. Je serais indigne de sa tendresse si je tardais plus longtemps. Je suis décidé à partir.

 

 

Scène XXII

 

DERVILLE, ROSALIE

 

DERVILLE.

Que vois-je, mademoiselle Dupré, quel heureux hasard ?

ROSALIE.

Je croyais trouver ici monsieur Renaud.

Elle veut sortir.

DERVILLE, l’arrêtant.

Chère Rosalie, eh ! quoi me quittez-vous ainsi ? depuis si longtemps je n’ai eu le bonheur de vous voir.

ROSALIE.

Vous étiez le maître, Monsieur.

DERVILLE, vivement.

Je sais tous mes torts, ah ! Rosalie, je ne les ai jamais sentis plus vivement qu’en cet instant, mais je les réparerai ; croyez qu’à l’avenir je serai raisonnable ; je vais joindre mon oncle, je lui avouerai mon amour pour vous, il consentira à notre union, et...

ROSALIE, avec joie.

Se pourrait-il ? vous partez ?

DERVILLE.

Aujourd’hui même, je ne sais pas encore trop comment, mais il n’importe, je suis décidé.

ROSALIE.

Vous partiriez, vous renonceriez enfin à ces faux amis ?...

DERVILLE.

Je les connais maintenant, et je ne veux plus d’autres amis que vous et mon oncle. Je suivrai vos conseils en tout, je vous consacre ma vie entière.

ROSALIE.

Ah ! Derville, s’il est ainsi nous serons tous heureux, de quelle peine vous soulagez mon cœur ; mais il faut que je vous quitte. Vous ne partirez pas j’espère sans nous revoir.

DERVILLE.

Non sans doute.

ROSALIE.

Je vous laisse.

DERVILLE.

Et vous me permettez de déclarer à mon oncle et à votre mère mes sentiments.

ROSALIE.

Oui, je vous le permets, je vous crois revenu de toutes vos erreurs, et je n’en doute pas, vous tiendrez vos promesses.

DERVILLE, lui baisant la main.

Je le jure sur cette main chérie.

ROSALIE.

Adieu.

À part.

Courons vite avertir mon père.

Elle rentre.

 

 

Scène XXIII

 

DERVILLE, seul

 

Ah ! je suis plus tranquille ; je suis content de moi, préparons tout pour mon départ. Lafleur ! chère Rosalie ! Qu’elle est bonne, belle ! Ai-je donc pu la négliger pour des femmes ?... Lafleur, Lafleur !

 

 

Scène XXIV

 

DERVILLE, LAFLEUR

 

LAFLEUR.

Me voici, Monsieur.

DERVILLE.

Allons, ne perds pas de temps, fais mes paquets, je pars.

LAFLEUR.

Vous partez, Monsieur ! pour quel endroit ?

DERVILLE.

Pour la Bretagne, sans doute, je vais chez mon oncle.

LAFLEUR.

Est-il possible ! je vais donc dormir ? Ah, Monsieur, que béni soit le ciel qui vous inspire une aussi charitable intention.

DERVILLE.

Je voudrais déjà être en route.

LAFLEUR.

Eh bien, je cours sur-le-champ retenir des chevaux de poste. Pour quelle heure ?

DERVILLE.

Non, nous n’irons point en poste.

LAFLEUR.

Vous préférez la diligence ; c’est un peu bourgeois, mais plus économique, vous avez raison, j’y retiendrai deux places.

DERVILLE.

Eh ! non te dis-je.

LAFLEUR.

Comment ! non ! mais pourtant, Monsieur, il faut choisir entre ces deux manières de voyager.

DERVILLE, après avoir rêvé.

Lafleur, es-tu bon marcheur ?

LAFLEUR, surpris.

Monsieur !

DERVILLE.

Serais-tu capable de te rendre à petites journées d’ici à Saint-Malo ?

LAFLEUR.

Y pensez-vous ? une route de cent lieues ; pour mon compte, je serais mort avant la troisième poste ; tout le monde n’a pas l’habitude de marcher. Quand à moi, Monsieur, j’ai toute ma vie voyagé devant ou derrière une voiture.

DERVILLE.

Je ne puis cependant partir autrement, mon pauvre Lafleur, il ne me reste que quatre ou cinq louis qui suffiront pour vivre en route ; mais voilà tout.

LAFLEUR.

Eh bien, mon cher Maître, restons.

DERVILLE.

Tu es libre de ne pas me suivre, je n’en suis pas moins résolu...

 

 

Scène XXV

 

DERVILLE, LAFLEUR, MONSIEUR DERMOND

 

LAFLEUR.

Ah ! venez M. Renaud, je n’espère qu’en vous ; venez rappeler mon maître à la raison, il veut se tuer.

MONSIEUR DERMOND.

Se tuer ?

LAFLEUR.

Oui, il veut périr sur un grand chemin.

DERVILLE, bas à Lafleur.

Tais-toi.

MONSIEUR DERMOND, à Derville.

Que dit-il ?

DERVILLE, bas à Lafleur.

Je te défends d’achever.

LAFLEUR.

Ah ! c’est en vain, Monsieur, je vous suis trop attaché pour me taire.

Bas à M. Dermond.

Apprenez donc que mon maître veut partir pour Saint-Malo.

MONSIEUR DERMOND.

Il a raison.

MONSIEUR DERVILLE, bas à Lafleur.

Bourreau !

LAFLEUR.

Et qu’il veut faire la route à pied.

MONSIEUR DERMOND.

À pied ! quelle idée ?

DERVILLE.

Je préfère voyager ainsi.

LAFLEUR.

Eh ! Monsieur, point de fausse honte, M. Renaud connaît les jeunes gens, il sait qu’il est des moments où la poste est chère, et...

DERVILLE, à M. Dermond.

Ne l’écoutez pas je vous prie.

MONSIEUR DERMOND.

Se pourrait-il ! et moi qui vient malheureusement de disposer...

DERVILLE.

Pour rien dans le monde je ne les reprendrais et tout est pour le mieux.

LAFLEUR.

Allons, malheureux Lafleur, subis la destinée, et que le ciel te donne des forces.

DERVILLE.

Je t’ai déjà dit que tu pouvais rester.

LAFLEUR.

Non, monsieur ; il arrivera de moi ce qu’il plaira à Dieu, je suis incapable de vous abandonner dans une telle circonstance ; mais ne pouvez-vous attendre, vous avez tardé si longtemps que...

DERVILLE.

Raison de plus pour partir aujourd’hui.

MONSIEUR DERMOND.

Mais, songez donc...

DERVILLE.

Je ne songe qu’au plaisir de voir mon oncle, mon second père, d’obtenir mon pardon.

LAFLEUR.

Ah ! quel trait de lumière ! Monsieur, vous ne pouvez partir,

DERVILLE.

Pourquoi donc !

LAFLEUR.

Et vos dettes, qui les payera ?

DERVILLE.

Diable, je n’y pensais plus.

MONSIEUR DERMOND.

Vous avez donc des dettes.

DERVILLE.

Je dois quatre mille francs !

MONSIEUR DERMOND.

Quatre mille francs ! mais c’est énorme.

DERVILLE.

Vous savez ce que c’est que Paris, le grand monde, on veut suivre la mode ; le moins fripon des tailleurs m’a fait crédit. Je ne vous redemande pas l’argent que je vous ai prêté ; mais je lui en ai promis sous huit jours, vous sauvez mon honneur vous sauvez la vie à ce brave homme si vous pouvez lui remettre...

MONSIEUR DERMOND.

Il aura ce que je vous dois à l’époque convenue.

DERVILLE.

Que d’obligation.

MONSIEUR DERMOND.

Je répondrai de tout... mais êtes-vous décidé à partir, réfléchissez avant.

DERVILLE.

Tout est vu. J’ai trop longtemps négligé la tendresse du meilleur, du seul ami que j’aie. Je vais donc vous chercher les mémoires ; je ne suis pas trop au fait, mais vous débrouillerez tout cela.

À Lafleur.

Et toi, maudit bavard, viens faire mon paquet.

LAFLEUR, tristement.

Me voilà.

Ils entrent tous deux chez Derville.

 

 

Scène XXVI

 

MONSIEUR DERMOND, seul

 

Il a bien fait de sortir, j’allais lui sauter au cou, et malgré moi des larmes de tendresse... Ah ! c’en est fait, je lui pardonne, et ma sœur elle-même ne tiendra pas à ce dernier trait... la voici.

 

 

Scène XXVII

 

MONSIEUR DERMOND, MADEMOISELLE DERMOND, ROSALIE

 

MADEMOISELLE DERMOND.

Eh bien !

MONSIEUR DERMOND.

Eh bien ! il part à pied, les cinquante louis qu’il m’a donnés étaient toute sa fortune.

MADEMOISELLE DERMOND.

Et vous n’avez pas offert de les lui rendre.

MONSIEUR DERMOND.

Non, j’ai voulu voir si, pour se réunir à nous, il ne serait arrêté par aucun obstacle.

ROSALIE.

Après cela, ma tante, doutez-vous du désir qu’il a de quitter Paris.

MADEMOISELLE DERMOND.

Non, mais je suis surprise d’un changement si prompt.

MONSIEUR DERMOND.

Il revient. Silence !

 

 

Scène XXVIII

 

MONSIEUR DERMOND, MADEMOISELLE DERMOND, ROSALIE, DERVILLE

 

DERVILLE.

Mesdames, je vous salue, j’allais passer chez vous pour vous faire mes adieux.

À Dermond.

Voici tous les papiers. J’emporte peu de chose ; ce pauvre Lafleur en sera moins chargé.

MONSIEUR DERMOND.

Mais, mon cher Derville, il est impossible que vous partiez ainsi ?

DERVILLE.

Rien de plus certain.

MADEMOISELLE DERMOND.

Vous qui aimiez tant Paris ?

DERVILLE.

Je l’aime toujours, il renferme des êtres qui me sont bien chers, et que j’espère revoir avant peu.

MADEMOISELLE DERMOND.

Songez à la fatigue de la route.

DERVILLE.

Cela me promènera.

MADEMOISELLE DERMOND.

Songez à l’ennui de la province.

DERVILLE.

Moi je m’amuse partout.

MONSIEUR DERMOND.

Mais au moins attendez quelques jours ; écrivez à votre oncle, il vous enverra de l’argent.

DERVILLE.

Recourir encore à sa bonté ? j’ai trop abusé, M. Renaud ; ce matin encore, pour hâter mon départ, il m’a envoyé cent louis, et j’oserais lui écrire après tant de délais ? j’irais plutôt le trouver au bout du monde. Arrive donc, Lafleur.

 

 

Scène XXIX

 

MONSIEUR DERMOND, MADEMOISELLE DERMOND, ROSALIE, DERVILLE, LAFLEUR, avec un petit paquet dans un mouchoir

 

LAFLEUR, à Dermond.

Voilà la clef de l’appartement ; j’ai mis tous mes effets à part. Si je survis, M. Renaud, vous me les ferez parvenir.

MADEMOISELLE DERMOND, à Derville.

Non, nous ne vous laisserons pas partir ainsi.

DERVILLE.

Tout est inutile.

MONSIEUR DERMOND.

Quelques jours seulement.

DERVILLE.

Pas un seul. Mon oncle peut me savoir léger, mais ingrat, jamais !

MONSIEUR DERMOND.

J’écrirai moi-même.

DERVILLE.

Non, point de lettres ; c’est chez lui seulement, c’est dans ses bras que je puis avouer mes torts.

MONSIEUR DERMOND, lui tendant les bras.

Eh ! viens donc y recevoir top pardon, viens embrasser ton oncle !

DERVILLE.

Que dites-vous !

MONSIEUR DERMOND, tirant de sa poche des lettres.

Eh oui, morbleu, je le suis. Tiens, voilà toutes tes lettres qui m’étaient renvoyées de Bretagne, et auxquelles je répondais sous un faux timbre. Voilà...

DERVILLE, se jetant dans ses bras.

Ah ! mon cher oncle, je ne veux d’autre preuve que ma joie et votre bonté.

MONSIEUR DERMOND.

Tu as fait bien des sottises ; mais cette matinée répare tout. Il était temps, nous allions partir. Demande à ma sœur, à ma fille.

DERVILLE.

Quoi ! vous aussi ! Ah ! ma chère tante.

MADEMOISELLE DERMOND.

Monsieur mon neveu, vous êtes un bien grand étourdi.

DERVILLE.

Hélas ! vous savez tout.

MONSIEUR DERMOND.

M. Renaud s’est chargé de payer tes dettes, il les payera ; mais ce sont les dernières.

DERVILLE.

Je vous le jure.

MADEMOISELLE DERMOND, souriant.

Quant au projet d’avoir pour femme mademoiselle Dupré.

DERVILLE.

Il est toujours le même, si mademoiselle Dermond le permet.

MONSIEUR DERMOND.

J’y consens, l’hymen achèvera de te rendre sage.

DERVILLE.

Mon cher oncle, vous mettez le comble à mon bonheur.

MONSIEUR DERMOND.

Eh ! bien, mon pauvre Lafleur ?

LAFLEUR.

Ah ! Monsieur, mon maître vous doit beaucoup ; mais je vous dois peut-être la vie. Je vais défaire le porte-manteau.

MONSIEUR DERMOND.

Oui, je vous emmènerai tous deux puisque je dois à Derville l’argent du voyage.

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